Henri Michaux and Eric Duvivier, Images du Monde Visionnaire (1963)
"L’oeuvre d’Henri Michaux est encore sous-évaluée, ou plutôt interprétée à côté de son centre. Poète, oui, si l’on veut, et peintre, en effet, auteur de récits multiples, voyages imaginaires, Grande Garabagne et Pays de la magie. On admet généralement qu’il s’agit d’un écrivain à tendance fantastique, mal classé quelque part entre Swift, Kafka et Borges. On s’étonne de le voir aussi indépendant, autonome, pas du tout idéologue dans une époque qui en regorge ; absolument pas militant, naturaliste, réaliste social, populiste, humaniste, moraliste ou immoraliste. « J’écris pour me parcourir », dit-il. « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. » N’empêche qu’en se parcourant il rencontre de drôles d’humanoïdes comme les Hacs ou les Emanglons, dont les coutumes et les rituels ne visent à rien moins qu’à une barbarie de spectacles absurdes. On lâche le soir une panthère dans les rues, c’est le spectacle n 72. Vers les 4 heures, c’est un lâcher d’ours et de loups, spectacle n 76. Des hommes s’écrasent la tête à coups de sabot, spectacle n 24. On allume des incendies pour rien, l’insécurité règne, la violence est gratuite et, si quelqu’un respire mal, on l’étouffe dans les plus brefs délais. Les célibataires sont poursuivis et froidement abattus : ils font désordre. Il y a même une Société pour la persécution des artistes. On se demande où Michaux est allé chercher tout ça en 1936 ou 1938. Mais là, justement, tout près, en plein effondrement de l’Europe.
Il est négatif et noué, Michaux, il n’a pas bon caractère. « Dès qu’on oublie ce que sont les hommes, on se laisse aller à leur vouloir du bien. » Il invente « la mitrailleuse à gifles », ce n’est pas civil de sa part. Il dit : « Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois de la vie sortir. » Ce n’est pas bien non plus. Au lieu de s’engager vers des lendemains qui chantent, de participer à la création d’un monde et d’un homme nouveau, il avoue « vouloir dessiner des effluves qui passent entre les personnes ». Des masses enthousiastes se rassemblent, lui ne voit que des lignes, des rêves de lignes, une poudre de points. Il rentre d’une exposition de Paul Klee « voûté d’un grand silence ». Il veut « dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps ».
Tous ces textes, avant la grande rencontre de sa vie, sont ingénieux, inégaux, parfois drôles, parfois ennuyeux ou statiques. Ce n’est pas ça. C’est du réactif. Il y a un verrou à faire sauter, au-dehors et en soi. Il faudrait une bombe, une vraie, pas celle du champignon nucléaire massacrante, une qui révèle de l’intérieur pourquoi on en est arrivé là. Eh bien, la voici, et de là datent des textes merveilleux et d’une actualité prodigieuse : la mescaline. Ces livres essentiels, de la seconde moitié des années 1950 du dernier siècle s’appellent Misérable miracle et L’Infini turbulent.
Le mot classique de « défonce » est faible pour décrire les effets de la mescaline. C’est un tremblement de terre, un séisme, une tempête de tous les instants. Il fallait un objet irréfutable à combattre et à intégrer au flottant Michaux, plutôt sobre de nature, méfiant, incapable de recourir à « l’affreux alcool ». Il prend sa dose, il entre en attente. Et voici un frisson, puis le « grouillement du possible ». Beaucoup de blanc, un océan de blanc, des contradictions à n’en plus finir, un envahissement, un ruissellement. De la couleur, enfin ? Oui, du vert. « Je suis composé d’alvéoles de vert. » Ou bien : « Je bourgeonne rose. » La mescaline est un continent de spectacles, tantôt grotesques, tantôt majestueux, dilatés, comprimés. « Une montagne, malgré son inintelligence, une montagne avec ses cascades, ses ravins, ses pentes de ruissellement, serait, dans l’état où je me trouve, plus capable de me comprendre qu’un homme. »
Et puis viennent les hallucinations. Que fait ce foetus, là, dans la baignoire de la salle de bains ? Cette femme qui est passée l’autre jour, plutôt discrète, est certes restée un peu longtemps aux toilettes, mais quand même. Une reproduction en couleurs tombe d’un livre : elle était là, on en est sûr. On la recherche ensuite : rien, pas de traces. On est maintenant dans une houle incessante, un tapis roulant, mais toujours avec l’impression d’être parcouru par un « sillon », une fracture, une fente dans le rocher de l’être. Il y a un « style mescaline ». Un style de mauvais goût, surtout, du genre bazar, kitsch, exactement comme dans la réalité sociale spectaculaire actuelle (comme si la mescaline était administrée désormais par la publicité ou la virtualisation imagée). « Faute de dieux : Pullulation et Temps. » La mescaline est « ennemie de la poésie, de la méditation, et surtout du mystère ». Elle cogne, elle déconstruit, elle détruit, elle est fondamentalement abstraite, toujours plus abstraite, dans une accélération fantastique des images et des idées. Tout s’émiette, tout devient fatras. « On n’en sort pas fier », dit Paulhan, qui participe à une des séances. Ça se répète sans arrêt, ça radote, ça relativise de tous côtés. Le langage est atteint : « Adieu, rédaction ! » Michaux, cependant, reste réveillé, il note, il veut se souvenir, témoigner, raconter. Et il y arrive. Et c’est cela la surprise. Un explorateur nouveau est là (après Baudelaire, De Quincey, Artaud - ce dernier, étrangement, Michaux ne cite jamais son nom). Ledit explorateur est entré dans le « stellaire intérieur ». Il griffonne, il dessine, il frotte, il sombre, il revient. « Au sortir de la mescaline, on sait mieux qu’aucun bouddhiste que tout n’est qu’apparence. Ce qui était avant n’était qu’illusion de la santé. Ce qui a été pendant n’était qu’illusion de la drogue. On est converti. »
Ces récits, très concrets, sont éblouissants de précision et de vérité, et on finit par oublier ce qu’il a fallu de courage et de ténacité (d’héroïsme) pour les rapporter des gouffres. Voici les tourbillons, les ondes, les saccades du chanvre indien, plus connu sous le nom de haschisch, son « rire sans sujet », son « comique métaphysique », son « doigté optique ». Le monde est infiniment absurde, on entre dans toutes les photos, on y vit des romans instantanés avec les personnages et les visages. « Que c’est merveilleux de regarder ! Comme c’est félin ! » Attention, les identifications sont redoutables et peuvent tourner à la possession dans certains états de transes érotiques. Michaux devient ainsi une jolie fille, ça le charme, mais ne lui convient pas vraiment. Une erreur dans le dosage mescalinien, et c’est l’expérience de la folie, la dure, la meurtrière, celle qu’on enferme. Bref, l’infini est là, partout en expansion, et « on est secoué, fou de dégagement et de rébellion contre toute obstruction et limitation ». Michaux finit par distinguer une expérience « pure » ( « milliers de dieux », « félicité d’ange » ), une démoniaque (grimaces, haine, épouvante), une autre enfin qui confine à la démence. Vous ne croyez pas au Diable ? Vous avez raison, il ne faut rien croire et se méfier de toute foi. Cependant, il se présente, l’Autre, l’Adversaire, « celui qui rabaisse, raille, refuse », le « ridiculisateur de l’âme chantante et ravie », « l’incessant inverse de tout courage, comme de tout idéal, incessant dénigrateur des grands élans et même du désir de survie ». Mieux vaut en avoir l’expérience que le découvrir trop tard. C’est un des avertissements de Michaux, lui qui a été navigateur en plein typhon, « ratissé », disloqué, broyé par la schizo mescalinienne. Lui qui raconte aussi des enchantements inouïs ( « Le nu n’est plus le nu mais un éclairage de l’être » ). Il y a la circulation de la communication et des apparences, et puis, en dessous, sans arrêt, l’enfer, l’extase, la folie. « Sous l’homme qui pense, et bien plus profond, l’homme qui manie, qui se manie. » Qui sommes-nous vraiment si « le corps est une traduction de l’esprit et le caractère un aménagement de courants » ? Voilà presque un demi-siècle que Michaux a posé la question. On ne la trouvera pas dépassée, au contraire." (Philippe Sollers, 2001)
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